Si vous vous êtes déjà penché sur les revendications féministes vous aurez remarqué qu’entre la répartition des tâches ménagères et le congé de paternité, le plafond de verre revient sans cesse comme un mantra. Qu’est-ce au juste que ce plafond de verre ? Et bien ce serait un invisible mais infranchissable obstacle qui empêcherait les femmes de gravir les plus hauts échelons d’une carrière professionnelle. Comme la plupart des carabistouilles féministes, cette assertion est naturellement démentie pas les faits. Le patron du FMI est une patronne, le premier ministre britannique est une première ministre, le chef d’état allemand est une cheffe (cheffesse ?), tout comme le chef de la diplomatie de l’UE. Une cheffe également. On pourrait multiplier les exemples à l’infini mais on n’a pas toute la journée.
Et pourtant, il existe, ce fameux plafond de verre qui bloque certaines personnes dans leur irrésistible ascension. Et s’il n’est nullement réservé aux femmes, il n’en est pas moins insidieux.
Il concerne la culture, le savoir-vivre, la maîtrise de la langue. Que ce soit dans le monde des affaires, dans la diplomatie, dans la haute finance et dans bien d’autres domaines, les portes des hautes sphères se ferment à bas bruit si vous ignorez tout de l’art du baise-main, si vous êtes incapable de conjuguer le verbe bouillir au subjonctif imparfait ou si vous n’avez jamais entendu parler des principes premiers chez les philosophes présocratiques. Ca ressemble à une blague, mais c’est très sérieux. Tellement sérieux qu’un véritable business s’est créé pour pallier ces effroyables carences.
C’est Nadine de Rotschild, la baronne qui rentre à cinq heures, qui a ouvert le bal, créant une académie de savoir-vivre. Depuis, elle a fait école, et l’on ne compte plus, en France comme en Belgique, les centres d’apprentissage qui vous dévoilent tout ce que vous devez savoir sur le maintien, les préséances , la courtoisie et l’art de bouloter un homard sans s’en mettre partout. Un exemple : si vous recevez un ambassadeur et un archevêque, lequel installerez-vous à la place d’honneur c’est à dire à droite de la maîtresse de la maison ?
Mais il ne suffit pas de faire une révérence en trois temps sans s’étaler les quatre fers en l’air.
La maîtrise de la langue vous classera elle aussi illico et peut vous renvoyer dans la catégorie des infréquentables. Vous pensez que j’exagère ? Vous vous trompez ! A peine diplômés de Solvay, nombre d’étudiants, promis à une haute carrière, courent solliciter leurs anciens camarades de Philo et Lettres afin d’obtenir de l’aide pour formuler telle lettre ou tel rapport. Ou leur ami d’enfance sorti d’une école de théâtre afin de leur expliquer les subtilités de la diction. Les Cercles d’Affaires de la capitale et des alentours proposent d’ailleurs régulièrement à leurs distingués membres des « formations » et « coaching » en diction. Et cela afin de leur éviter les cuirs, barbarismes et solécismes qui les discréditeront pour longtemps lors de la prochaine réunion.
Mais une élocution parfaite et un maintien irréprochable ne suffisent pas encore et c’est le grand absent de nos manuels scolaires qui fait le plus défaut à nos jeunes louveteaux sur la voie du succès : la culture. En effet, si le CEO vous expose avec enthousiasme la fascination qui s’empara de lui à Bayreuth lors de la dernière interprétation de Tannhauser, il vaut mieux éviter de répondre que oui, ça doit être chouette, d’ailleurs vous même ne louperez à aucun prix la nouvelle bio de Freddy Mercury. Aussi compétent soyez-vous en géo-stratégie, ça risque de ternir votre étoile. Car ne nous leurrons pas, les plus hautes sphères, dans tous les domaines, fonctionnent par cooptation et il ne suffit pas d’apprendre à jouer au golf.
Ce qui est réellement en jeu c’est avant tout la dignité de la personne.
Mais l’école, me direz-vous ? Cet ascenseur social qui devait tirer chacun vers le haut ? Hé bien ce n’est pas elle qui vous apprendra l’art de déguster des ortolans, de danser la valse à trois temps ou de rédiger une lettre de château. Elle considère à juste titre qu’il s’agit là d’éducation, son rôle devant se borner à l’instruction. Malheureusement, ce n’est plus elle non plus qui vous instruira quant au passé simple du verbe « naître » ou à la casuistique du traité de Wesphalie. Parce que l’enseignement est devenu utilitaire. Quelles sont ses missions ? Former des employés-consomateurs-électeurs-contribuables, de préférence bien pensant et avant tout fonctionnels. L’école prépare les pelotons de travailleurs de demain qui se doivent de maîtriser les tableaux Excell, l’anglais d’aéroport, les statistiques, etc… Alors, les « Ménines » de Velasquez, la « Flûte enchantée » de Mozart, l’architecture Bauhaus, le mobilier Renaissance et le maniement de l’éventail, vous l’apprendrez en famille. Et encore, si votre famille en a le goût et le temps ! Parce que s’il y a une chose à laquelle notre époque a déclaré la guerre, c’est bien la famille et les transmissions qu’elle suppose, qu’elles soient culturelles ou patrimoniales et même génétiques. La filiation, voilà l’ennemi. A force de lutter contre le déterminisme social, on en vient à produire des bataillons de béotiens dociles, capables d’argumenter, certes, mais pas de disserter.
C’est de cela que Rita a vaguement conscience. Rita, c’est l’héroïne d’une pièce de Willy Russel. Rita n’a ni instruction ni éducation, elle sent vaguement qu’il lui manque quelque chose et va trouver un vieux professeur érudit et assez blasé. Grâce à lui, elle va apprendre, elle va comprendre, elle va se dépasser et elle va même éviter les pièges du conformismes des idées soi-disant révolutionnaires. C’est vous dire si cette pièce, écrite en 83, est d’une cuisante actualité. Et elle se joue en ce moment et jusqu’au 28 octobre à la Comédie Claude Volter. Je ne saurais trop vous la recommander, car sous l’humour et l’ironie se cache une réelle réflexion sur le savoir, sur la culture et sur le bonheur d’être instruit. Vous y découvrirez une Rita, délicieusement incarnée par Stéphanie Moriau, qui, se confrontant à la poésie, à la grande littérature, à l’érudition, change progressivement de look, de coiffure et de sac à main. Car ce qui est réellement en jeu lorsqu’on se penche sur les Pré-Socratiques ou la versification au Moyen-Age, c’est avant tout la dignité de la personne.